Prothésiste ongulaire : «La situation est devenue ingérable pour les professionnels»
1/04/2015 INTERVIEW –
Alors que la Répression des fraudes annonce qu'elle va intensifier sa surveillance des stylistes ongulaires, Profession bien-être a demandé à l'avocat Maître David Simhon, spécialiste du droit de la santé et conseil de l'Union des professionnels des métiers des cils, de l'ongle et du maquillage (UPCOM), de revenir sur la réglementation actuelle et l'évolution des positions prises par l'Administration.
Profession bien-être : Selon les résultats d'une enquête publiée par la DGCCRF, 43% des professionnels qui prétendent exercer une activité de «stylisme ongulaire» ne sont pas qualifiées pour l'exercer légalement. Cela vous étonne ?
Maître David Simhon : Je suis plutôt étonné par ce chiffre qui me semble très bas. J'aurais imaginé que ce serait plutôt 80%, car cela fait des années que les services de l'Etat estiment qu'il n'est pas nécessaire d'effectuer des vérifications professionnelles pour la profession de prothésiste ongulaire. En toute logique, si on ne cesse de répéter aux gens qu'ils n'ont pas besoin de qualification, on finit par s'apercevoir qu'ils n'en ont pas...
La Répression des fraudes ciblait plutôt les « stylistes ongulaires », comme il est précisé dans son compte-rendu. Or, pour cette activité spécifique, il existe un certificat de qualification professionnelle (CQP) depuis 2011...
Si vous lisez bien ce document, les personnes non qualifiées, pour la Répression des fraudes, ce sont celles qui ne sont pas titulaires d'un diplôme d'esthétique. Je ne pense donc pas qu'elle se réfère spécifiquement au CQP «stylisme ongulaire».
Existe-t-il une réglementation, aujourd'hui, qui fait clairement la distinction entre stylisme et prothésie ongulaires ?
Non, il n'y en a pas. Et c'est bien là toute la difficulté. Le distingo actuel n'a aucun fondement légal. Il a été défini par la profession, notamment dans le cadre du travail de normalisation mené au sein de l'Afnor. L'une des normes concerne les ongles, et les professionnels qui participent à son élaboration ont décidé de faire la différence entre les deux activités, prothésie et stylisme ongulaires : d'après eux, la première peut être exercée sans qualification en esthétique, tandis que la seconde nécessite une spécialisation d'esthéticienne qui peut s'acquérir dans le cadre du CQP.
Pourquoi cette activité n'est-elle pas du seul ressort des esthéticiennes diplômées ?
Pour le comprendre, il faut revenir aux textes initiaux qui définissent le métier d'esthéticienne, la loi de 1996 et son décret d'application de 1998. Que disent-ils ? Qu'il faut être qualifié professionnellement pour exercer des activités de soins à la personne autres que médicaux et paramédicaux. Or, la difficulté, c'est qu'à aucun moment il n'y a de définition précise du soin esthétique à la personne qui n'est ni médical, ni paramédical... Pour le savoir, il faut donc se tourner, soit vers la jurisprudence, soit vers ce que les juristes appellent la doctrine administrative, c'est-à-dire les prises de position de l'Administration sur le sujet.
Et là, vous soutenez que Bercy n'a pas toujours été aussi sourcilleux en matière de qualification des prothésistes ongulaires...
Prenons les faits. En mars 2010, on a eu une réponse de Christine Lagarde, ministre de l'Economie de l'époque, parue dans le journal officiel, qui disait que la pose d'ongles artificielles n'était pas considérée comme une prestation d'esthétique exigeant une qualification professionnelle. L'année suivante, en septembre 2011, un courrier adressé à la CNEP (Confédération nationale de l'esthétique et de la parfumerie, à laquelle est affiliée l'UPCOM, ndlr) par Frédéric Lefebvre, alors secrétaire d'Etat en charge de l'artisanat et du commerce, reprend cette position. La doctrine administrative est de nouveau affirmée en septembre 2013 lors d'une réunion à l'Afnor, où j'étais présent, par un représentant du ministère de l'économie. Ce n'est qu'à partir de 2014 que tout a changé.
En effet, les services de Carole Delga, secrétaire d'Etat à l'artisanat et au commerce, ont estimé l'année dernière que les activités de prothésie ongulaire et de stylisme ongulaire nécessitaient toutes les deux une qualification professionnelle. Alors, que s'est-il passé ?
La Répression des fraudes s'est emparée subitement du dossier. Pourquoi ? Je ne sais pas. Toujours est-il que la DGCCRF a adopté une analyse radicalement différente de celle exposée jusqu'ici par le ministère de l'Economie, en considérant que la pose d'ongles artificiels entrait dans la catégorie des soins esthétiques à la personne, et donc, nécessitait une qualification professionnelle.
Cela veut dire qu'une simple modification de ce que vous appelez la « doctrine administrative », sans que la réglementation ne soit modifiée, peut aujourd'hui plonger des milliers de professionnels dans une totale incertitude ?
La situation est devenue ingérable pour les professionnels. Et elle est surtout inconfortable pour ceux qui exercent la prothésie ongulaire, parce qu'on leur a dit pendant des années qu'il n'y avait aucun problème pour s'installer sans diplôme d'esthétique.
C'est aussi, peut être, un soulagement pour les esthéticiennes, qui y ont vu une concurrence déloyale pour leur activité ?
Je ne pense pas que les professionnels non diplômés en esthétique représentent une véritable concurrence pour les esthéticiennes. Cela fait longtemps qu'elles sont sorties du domaine d'activité de la pose de faux ongles. Je crois même savoir que le CQP a été conçu précisément, parce qu'il n'y avait plus de formation, ou alors très peu, dans les diplômes d'esthétique, à la pose de faux ongles.
Sur quoi se fonde la DGCCRF ?
Je ne suis pas sûr de la légalité de la position actuelle de la Répression des fraudes. D'ailleurs, je note qu'il n'y a pas eu de véritable contentieux sur la question, et donc de jurisprudence. La Répression des fraudes, à ce jour, n'a jamais sanctionné personne. La seule chose que je vois, ce sont des avertissements, mais ils ne constituent pas une décision faisant grief. Autrement dit, ces avertissements ne peuvent pas faire l'objet d'un recours. Il y a eu, toutefois, l'année dernière, une décision de tribunal administratif de Grenoble, qui intervenait pour un refus d'immatriculation d'une jeune femme, formée à la prothésie ongulaire mais sans la qualification d'esthéticienne. Le tribunal a annulé la décision de refus, et la personne a été finalement immatriculée par la Chambre des métiers.
L'été dernier, une réflexion sur le sujet avait été annoncée par le ministère de Carole Delga. Elle devait être entamée avec les « parties prenantes ».
Où en est-on ?
A ma connaissance, il n'y a pas eu encore d'avancée sur le dossier.
Peut-on s'attendre à une nouvelle réglementation d'ici à la fin de l'année ?
Ce n'est pas certain. C'est compliqué, car ce n'est pas un dossier prioritaire pour le gouvernement. Je pense, en revanche, qu'on ne peut pas continuer d'exercer son activité dans une telle incertitude. Comme la solution ne va pas venir rapidement du gouvernement, elle doit venir nécessairement des tribunaux. Un moment donné, il va falloir envisager des actions auprès du tribunal administratif, pour refus d'immatriculation ou s'il y a des sanctions plus importantes prononcées par la Répression des fraudes.
Maître David Simhon Avocat Associé G A L I E N A F F A I R E S | A V O C A T S P A R I S - B R U X E L L E S
Propos recueillis par Georges Margossian.